Bref, la France joue un drôle de jeu ! Et le Cambodge, État neutre et pacifique, devient le point focal de la guerre du Vietnam, le lieu où se joue la victoire ou la défaite.
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En mars 1975, les Khmers Rouges renforcent leur domination. Le Mékong et ses voies fluviales sont coupés, les voies terrestres bloquées, Phnom Penh est encerclée. Seul un pont aérien improvisé empêche l’asphyxie complète de la capitale. Mais l’aéroport de Pochentong, quotidiennement sous les tirs de roquettes, devient vite inutilisable. Le piège se referme.
Parmi le dernier flot de réfugiés refluant vers la capitale, les soldats de Lon Nol, désemparés, reviennent en traînant derrière eux, femmes et enfants, sur des bicyclettes encombrées de casseroles, d’ustensiles domestiques. Depuis longtemps, les défenseurs de la ville ont perdu tout esprit combatif. Ils se battent à la petite semaine, sans aucune conviction ni aucun plan, gonflant les rangs des trois millions de personnes qui se sont réfugiées dans Phnom Penh, soit la moitié de la population du pays.
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Le lundi 17 mars 1975, Albert Pavec, l'un des derniers chargés d'affaires à l'ambassade de France, fuit le pays dès que les premières roquettes tombent sur la ville ; Pavec déserte, abandonnant tout le personnel.
Nota : Depuis le coup d'État du 18 mars 1970, la France avait rompu toutes ses relations diplomatiques avec le Cambodge, et ne maintenait en place qu’une représentation consulaire réduite. Seuls deux gendarmes, un officier télégraphiste et quelques employés sont restés pour rédiger les actes administratifs ; sous la férule d’un chargé d’affaires qui peut remplir les fonctions d'ambassadeur, ou autre chef de mission diplomatique.
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Le 26 mars 1975, des roquettes tombent dans un lycée de la ville, faisant de nombreuses victimes. Le jour même, tous les établissements scolaires sont fermés. Puis la situation de Phnom Penh empire. Les tirs de roquettes redoublent d’intensité, leurs sifflements infernaux continuent deux jours et deux nuits durant. À chaque coup de boutoir, à chaque nouvelle hécatombe, à chaque destruction provoquée par les roquettes de 122 mm, les citadins ressentent un immense désespoir.
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Le 1er avril 1975, Lon Nol démissionne et s’enfuit avec sa famille aux États-Unis, précédés par d’autres membres du gouvernement, dont le général Sosthène Fernandez qui a fui les jours précédents, abandonnant le peuple à son triste sort. Certes, ils ont de bonnes raisons, ils craignent pour leur vie et celles de leurs familles...
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Le 12 avril 1975, comme chaque matin au lever du jour, les tirs de la nuit stoppent pour une trêve de quelques heures. Depuis quatre jours, la ville est encerclée. Les quelques denrées qui entrent dans la capitale sont dérobées, ou vendues à prix d’or, ce qui accentue la détresse des pauvres gens.
Ce même jour, une douzaine d'hélicoptères, Sikorsky MH-53, hérissés d’armes à feu, passe au ras des toits, puis plonge vers le centre de Phnom Penh. Cette audacieuse opération, baptisée "Eagle Pull", ne vient pas sauver les habitants de Phnom Penh. Oh que non ! Les Américains se précipitent pour sauver les leurs. Uniquement les leurs !!!
Juste avant de partir, John Gunther Dean, dernier ambassadeur des États-Unis d’Amérique en poste, adresse une lettre au Prince Sirik Matak ainsi qu’à de nombreuses autres personnalités :
J’ai reçu l’instruction du secrétaire d’État d’assurer le départ immédiat de tous les citoyens américains restants à Phnom Penh, et de nos employés khmers qui souhaiteraient partir avec nous, parce que leurs vies pourraient être en danger s’ils demeurent au Cambodge. Comme je vous l’ai expliqué récemment, nous n’aurons qu’un certain nombre de places sur nos moyens de transport aériens pour les membres clés de votre gouvernement qui désireraient quitter le pays maintenant et qui sont les plus exposés...
Bref, la proposition des Américains est intenable. Peu de personnes peuvent se rendre à l’ambassade avant l’heure de départ, excepté les employés khmers présents dans l’ambassade.
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À partir de ce jour, les Khmers Rouges resserrent leur étau ; bombardant Phnom Penh jour et nuit, criblant le ciel des stries de leurs balles traçantes, tuant des innocents sous une pluie de roquettes.
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Dans la nuit du 16 au 17 avril 1975, la fréquence des tirs redouble. Au hasard, sur la population pour saper le moral, les explosions se font de plus en plus violentes, plus proches. Vers 2h00, le gouvernement tente de négocier un accord de paix avec les Khmers rouges, mais Norodom Sihanouk refuse et établie la liste des sept traites à capturer et à éliminer : Lon Nol, Sirik Matak, Son Ngoc Thanh, Cheng Heng, In Tam, Long Boret et Sosthène Fernandez.
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Le 17 avril 1975 au matin, les Khmers rouges prennent Phnom Penh.
Les habitants sortent de chez eux pour acclamer les Khmers Rouges, qui les délivrent du gouvernement de Lon Nol. Après cinq années consécutives de combats acharnés, causant des pertes massives en vies humaines, la destruction de l’économie et la famine, le Cambodge va pouvoir renaître sous une république où l’égalité pour tous serait la devise.
Les soldats tout vêtus de noir, arborant un Krama à damier rouge et blanc, symbole de leur identité, ne prêtent aucune attention à l’accueil enflammé de la foule. Ces groupes silencieux et ordonnés remontent les rues, en file indienne, la Kalachnikov en bandoulière, grenades sur la poitrine, visage fermé, sans un mot, sans un sourire. Ils sont épuisés, affamés. Cette marée noire submerge la ville et, rapidement, elle occupe tous les ronds-points, tous les carrefours, arrête et fouille chaque véhicule. Puis soudainement, les hurlements des haut-parleurs redoublent.
Les soldats en noir frappent aux portes en criant : « les Américains vont bombarder la ville. Partir tout de suite. Ne rien emporter, ne rien fermer, nous veillons. L’Angkar veille ! ». Et sur les ondes, Radio Phnom Penh, la voix des révolutionnaires se fait menaçante : "Nous ordonnons à tous les ministres et tous les généraux de se rendre immédiatement au ministère de l’information pour organiser le pays. Vive les forces armées populaires. Vive la révolution !".
Les quelques hommes de bonne volonté qui répondent à l’appel sont emmenés au stade olympique. Là, piégés, ils sont exécutés.
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Ce jour-là, personne n’a vraiment conscience que le pire est à venir. Puis la liesse populaire fait place à l’étonnement, à la consternation, enfin à l’angoisse.
Des milliers de personnes s’entassent dans les rues, ne sachant que faire. D’autres, par centaines, ainsi que les Occidentaux encore présents dans le pays, se dirigent vers l’ambassade de France, dernière et unique représentation diplomatique restée ouverte, dernier espoir de refuge.
Quant aux autres, tel un tsunami de trois millions de personnes, ils submergent les avenues. Cette marée humaine, silencieuse, apeurée, passe devant l’ambassade de France en direction des provinces du Nord-ouest. L’hôpital Calmette et les cliniques sont évacués. Le personnel médical, les patients invalides, les malades et les blessés, sont jetés dehors, sans ménagement. Des infirmières, des médecins, attelés à des tables à pansements, à des lits roulants, traînent les malades, dont certains ont encore le flacon de plasma se balançant au-dessus de leur tête. Les valides aident les plus faibles, et les invalides sont traînés, misérablement.
Alors commence le plus terrible des exodes ! Sous une chaleur torride, caniculaire, épuisés et mourant de faim et de soif, ils sont nombreux à périr sur la route.
De leur côté, les autorités thaïlandaises s’empressent de fermer la frontière avec le Cambodge, et refoulent massivement les personnes qui la franchissent. Le piège se referme sur le peuple Khmer.
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Dès le 18 avril, les écrits de la presse française reflètent l'enthousiasme du gouvernement ; en faisant l’éloge de la chute de Phnom Penh. Dans son édition du jour, le journal l’Humanité titre sans équivoque : C’est la victoire du peuple en armes ! Nous vous adressons nos plus chaleureuses félicitations. Puis, rend hommage aux forces Khmères rouges de Norodom Sihanouk (FUNC - GRUNC); avec témoignages à l'appui.
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Libération, Le Monde saluent également la chute de Phnom Penh. Les autres journaux restent plus prudents… mais ne condamnent pas.
Plus tard, en 1976, Jean Lacouture, journaliste connaissant le Cambodge, dont la sympathie pour les Khmers rouges est notoire, et soutenu par de nombreux intellectuels Français, attaque toutes les personnes dénonçant les crimes au Cambodge : Comment peut-on critiquer un mouvement de résistance qui a combattu un gouvernement fabriqué par les Américains ? Un mouvement qui annonce la venue d’un meilleur Cambodge !
Nota : Jean Lacouture avoue en 1978 à « Valeurs actuelles » sa honte d’avoir été complice, d’avoir "péché par ignorance et naïveté". Alors que Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, Anatole Bisk (dit Alain Bosquet), et tant d'autres n'ont jamais reconnu leurs erreurs. D'ailleurs, était-ce une erreur !? dira l'un d'eux...