Le 17 avril, vers 15 heures, à l’instant même où mon épouse, Tiane, essaie de pénétrer dans l’ambassade, alors que je suis resté en arrière pour porter assistance, les deux gendarmes de l’ambassade fermèrent le portail et refoulent les Khmers venant demander l’aide et l’assistance de la France.
Très vite, c'est la panique. Les familles, affolées, abandonnent leurs véhicules, jettent leurs bagages, puis escaladent les grilles de l’ambassade. Sans que les gendarmes ne puissent contenir cet assaut désespéré. Mon épouse a pu se faufiler, je suis rassuré.
D’autres repartent, résignées, accablées, incrédules, face à l’attitude des Français. Parmi eux, le Prince Sisowath Monireth, Officier saint-cyrien de la plus prestigieuse École Militaire de l’armée de terre française, ancien combattant de 1939, ex-légionnaire, chevalier de la Légion d’honneur. Il se dirige vers l’ambassade pour solliciter de l’aide, attend désespérément devant le portail, puis fait face à des Français goguenards à l'abri derrière les grilles, et repart à pas lents, sous les regards impassibles des membres du consulat.
Dans les heures qui suivent, seuls les Occidentaux sont autorisés à envahir les lieux. “Envahir”, le mot est faible.
L’ambassade de France se transforme progressivement en camp international. Accueillant les responsables de l’ONU, les diplomates de tout pays, les correspondants de la presse internationale, les expatriés français… En quelques heures, ils sont plusieurs milliers, entassés, partout, dans le jardin, sous les arbres, dans les couloirs des bâtiments…
Des centaines de Khmers, dont plusieurs responsables du régime venant de tomber, ont réussi à s’y réfugier. Ils nourrissent l’illusion d’une protection. Ils vivent leurs derniers instants de liberté, mais ils ne le savent pas encore.
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Durant les nuits du 17 et 18 avril, mon épouse, Tiane, passe une grande partie du temps à discuter avec les dignitaires réfugiés dans l’ambassade : Ung Boun Hor, la princesse Man Manivanh Phavnivong, et plusieurs membres de la branche royale Sisowath, et d'autres qui avaient réussi à pénétrer.
Elle les connait tous, pour les avoir fréquentés lors des grandes cérémonies annuelles, lorsqu’elle partageait, avec ses parents, les places d’honneur réservées aux membres du gouvernement et notables. Assis à ses côtés, je l’observe, j'admire sa capacité à soutenir et encourager les plus désespérés.
À l’aube du 19 avril, une personne qui m’est inconnue vient enregistrer les noms des notables répartis dans l'ambassade. Cela m’intrigue, surtout quand celui de Tiane est ajouté.
À qui cette liste est-elle destinée et pourquoi !?
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Puis, les relations avec les Khmers rouges s’enveniment. Jean Dyrac, le nouveau « chargé d’affaires », arrivé fin mars, est sommé de livrer tous les anciens membres du gouvernement de Lon Nol, ainsi que tous les notables khmers, n’ayant pas la double nationalité, qui figurent sur liste !
Elle sert donc à cela cette ignoble liste! À identifier ceux qui doivent être livrés aux Khmers rouges !
Alors un marchandage odieux commence entre Jean Dirac et les révolutionnaires, sous l'égide du Quai d’Orsay !
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Jean Dyrac, parachuté sans aucune connaissance du pays, est persuadé, à tort, que les Khmers rouges vont investir l'ambassade. De plus, il est influencé par un dénommé François Bizot, qui vient juste d'entrée dans l'ambassade. Bizot, qui parle un peu la langue khmère, s’impose dès les premières heures comme interprète ; prenant l’ascendant sur Dyrac, devenant son assistant particulier et se chargeant des relations avec les Khmers Rouges. À partir de cet instant, tout dérape !
Immédiatement, la demande d’expulsion se répand comme une traînée de poudre. C'est la panique la plus totale. Chacun veut profiter des quelques heures avant l’ultimatum pour trouver une solution qui, pour sa femme, son fils, son mari…
Je suis atterré, je cherche à comprendre ce qui se passe.
Qui a donné l’ordre d’établir la liste des personnalités réfugiées dans l’ambassade ? Et, surtout, qui a décider de la transmettre aux Khmers Rouges ? dis-je à haute voix lorsque Dyrac arrive à ma hauteur.
J'insiste et lui demande d'établir un passeport français pour mon épouse, puisque nous sommes mariés et que nous avons les documents le certifiant.
Sans me répondre, il me tourne le dos et s’en va.
À l’évocation de notre mariage si récent, merveilleuse promesse de joie profonde et durable, le joli visage de Tiane s’obscurcit, se fige… puis, elle murmure : "Nous ne sommes mariés que depuis deux mois. Ma provision de bonheur n’est pas bien lourde pour affronter ce qui m’attend…"
Ses mots admirables, d’une tristesse inouïe, m’accablent au plus haut point ; ma gorge se noue, mon regard s’embrume… une rage violente me submerge. Comme un fou, je cours vers Dyrac et le rattrape. Désemparé, je le force à s’arrêter en l’agrippant par le bras. J’insiste, le supplie même. Mais il refuse de m’écouter, et réussit à s’échapper en se précipitant vers le consulat.
Je sais que les documents officiels, qui prouvent notre mariage, ne seront pas acceptés par les Khmers Rouges. Seul un passeport français permettrait à Tiane de partir avec moi.
Pourtant, dans la nuit, Jean Dyrac et quelques personnes fabriquent de vrais-faux passeports pour ceux qui, parmi les Khmers, sont susceptibles d’en posséder. Je garde l’espoir que l’un de ces précieux sésames me soit remis. Mais rien, pas même un regard, pas même une excuse…
En fait, principalement aux compagnes, aux compagnons, aux copains des expatriés de longue date. Ils se connaissent tous, et se moquent bien des Khmers présents dans l'ambassade.
Lorsque je questionne Jean Dyrac sur les passeports non utilisés, alors qu’une centaine de ces précieux documents, restés vierges, se trouvent encore dans l’armoire forte du consulat, il est incapable de me répondre, il marmonne une explication confuse que personne ne comprend.
Les passeports ont été réalisés uniquement pour les copains.
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Après de nombreux échanges de messages, l’incroyable réponse du Quai d'Orsay, d’une froideur administrative, tombe :
Paris, le 19 avril 1975.
Objet : asile politique.
Vous voudrez bien établir la liste nominative des ressortissants cambodgiens qui se trouvent dans les locaux de l’ambassade, afin d’être prêt à communiquer cette liste à l’expiration du délai qui vous est fixé.
Le dernier message est signé "Courcel", autrement dit, Geoffroy Chodron de Courcel, secrétaire général du ministère. Pourtant, ils furent nombreux à signer les précédents messages : François de Laboulaye, Henri Bolle, Claude Martin, tous sous la coupe d’un certain Henri Froment-Meurice qui détestait le Cambodge, et manigançait en secret.
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Alors que plusieurs unités d’hélicoptères, de la « Royal Air Force », stationnées à Singapour, sont prêtes à intervenir pour sécuriser l'ambassade et évacuer toutes les personnes !!! Ce que me confirme le Chef d'État-major des armées, le général François Maurin, avec qui j'étais en liaison télégraphique par l'intermédiaire du local radio de l'ambassade. Il tente de convaincre le gouvernement en faisant pression notamment sur Jean Sauvagnargues, ministre des affaires étrangères, en vain (ce qui valut au général François Maurin d'être limogé, les semaines suivantes).
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Le 20 avril, au matin, le temps semble s’être arrêté. Au-dehors, les Khmers rouges s’impatientent. La nervosité est palpable des deux côtés. Les deux gendarmes ouvrent le portail. Les noms des notables sont appelés à plusieurs reprises, mais ils refusent d'obéir, puis ils acceptent, à contrecœur.
Tiane se blottit contre moi, refusant de les rejoindre. Son nom est appelé à plusieurs reprises, je sens sa main m’échapper…
J’essaie de capter les dernières secondes de sa présence. Elle se lève, s’avance vers eux, se retourne en m’adressant un baiser soufflé du creux de sa main, crie mon prénom à plusieurs reprises, puis se fond parmi les autres.
Au moment de partir, il y a un mouvement de recul, beaucoup refusent d’avancer. Tandis que le Prince Sisowath Sirik Matak s’avance, seul, digne. Il franchit le portail et monte dans la jeep qui l’attendait. Puis, sous le contrôle de Jean Dyrac et de ses collaborateurs, le groupe, la peur au ventre, se dirige d’un pas lent vers la sortie. Les deux gendarmes veillent à la bonne marche de l’opération ; poussant les hésitants, empoignant les récalcitrants, expulsant brutalement : la princesse Manivann, sa fille, son gendre et ses petits-enfants, le ministre de la Santé (Loeung Nal), le président de l'Assemblée nationale (Ung Boun Hor) ; et Tïane, mon épouse.
Jean Dyrac ne bronche pas. Il est comme tétanisé, incapable de prendre la moindre décision, alors que tous le supplient de faire quelque chose...
Ils montent à bord des véhicules. Le visage de Tiane apparait une dernière fois, triste, grave, puis disparait lorsque les camions s'éloignent du portail.
La mort les attend, ils le savent !
Les expulsés sont exécutés quelques heures seulement après leur sortie de l’ambassade, dans le petit jardin situé à l’entrée principale du marché central. Les anciens dirigeants supplient les Khmers rouges de les laisser en vie, mais en vain. Ils doivent creuser eux-mêmes leur tombe, une fosse de quatre mètres de long, sur deux de large, et un mètre de profondeur. Puis, ils sont massacrés à coups de pelle, avec celles qu’ils ont utilisées pour excaver leur tombeau.
Dans la soirée, les Khmers Rouges, postés à l’extérieur, sont informés, par une personne de l'ambassade, qu’il y a encore quelques personnalités khmères présentes. Dès lors les Khmers rouges exigent que tous les Khmers, n'ayant pas de doubles nationalités, soient livrés.
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Le 22 avril au matin, cédant aux dernières exigences des Khmers rouges, Jean Dyrac s’exécute et organise une seconde vague, de son propre chef, influencé par plusieurs expats français. Ainsi, la France expulse plusieurs centaines de personnes (1297 pour être exact).
Ils se regroupent devant les bâtiments du consulat, sur deux colonnes, bagages à la main. En procession, ils avancent vers le portail. Les hommes s’efforcent de sourire, les femmes pleurent, les enfants crient. Quelques personnes se joignent au cortège, deux Français, un Italien, un Suisse, un Laotien et un Thaïlandais, qui auraient pu rester, mais qui ne veulent pas abandonner leur femme, leur enfant, ou leur père…
L’ambassade de France, qui était pour eux un refuge, un lieu d’espérance, est devenue un piège immonde.
Comment peut-on livrer ces gens, ces enfants sans défense ?
Quelles seront leurs chances de survie ? Aucune !
Après leur départ, certains Français se livrent au pillage des richesses et de l'argent abandonnés par les expulsés. Dans un coin, du consulat, Jean Dyrac qui, dépassé par les événements, pleure comme un enfant, la tête appuyée sur le montant d’une porte, et répète : « Nous ne sommes plus des hommes ! ». Certes, il peut se morfondre de son obéissance aveugle...
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Dans l’ambassade, il ne reste, désormais, qu’un peu plus d’un millier de réfugiés, dont environ sept cents ressortissants français. Les autres possèdent des passeports étrangers représentant une bonne vingtaine de nationalités.
Puis les conditions de vie deviennent difficiles, l’eau potable manque, les vivres aussi. Une odeur nauséabonde se dégage des sanitaires saturés. La tension est palpable, et des querelles éclatent pour des peccadilles. Des clans se forment, se regroupent en différents coins de l’ambassade : là les Russes, qui ne partagent point, ici les Allemands de l’Est, assez généreux ; ou encore les Français, grandes gueules, égoïstes, exigeants et odieux.
Il y a comme un relent colonial assez surprenant, consternant même.
Partout, ce n’est que pleurnicheries, lamentations : « Oh, mon Dieu ! Qu’allons-nous devenir ! ». De telles jérémiades ne surprenaient pas. Ces Français vivaient dans un pays, dont les gens étaient enfoncés dans le malheur et la mort jusqu’au cou, mais geignaient sur leur sort. C’est à se demander s’ils étaient conscients des drames qui se jouaient à l’extérieur !
L’instinct primaire refait surface : agressivité, jalousie, délation. Beaucoup montrent leur véritable nature. Mais les plus vils d’entre eux ont obtenu l’essentiel : faux passeport, antiquités abandonnées dans les locaux, argenterie de l’ambassade… et les richesses abandonnées des Khmers expulsés.
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27 avril 1975, les Khmers rouges informent que les étrangers présents dans l'ambassade seront évacués vers la Thaïlande, en deux convois. Le premier départ est planifié pour le 30 avril, le second pour le 6 mai. Pendant trois jours, dans une ambiance apocalyptique, chacun se prépare à partir, mais beaucoup refusent d'embarquer dans le premier convoi !
L’inquiétude sur la destination finale grandit d’heure en heure. L’évacuation par camions, alors que Jean Dyrac négocie le départ par voies aériennes, jette un trouble immense parmi les réfugiés. Tandis que plusieurs unités d’hélicoptères de la « Royal Air Force », toujours stationnées à Singapour, sont prêtes à décoller, afin de porter secours en atterrissant directement dans l'ambassade et évacuer toutes les personnes.
Mais le Quai d'Orsay refuse encore cette possibilité ! Pourquoi ?
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Le 30 avril 1975, dès l’aube, les listes nominatives et les passeports des évacués sont remis aux révolutionnaires. Il y a cinq cents personnes environ. Ce premier convoi a quelque chose d’étrange. Il est composé exclusivement de femmes avec leurs enfants, et de quelques volontaires. Ceux qui ont pillé et expulsé les Khmers de l'ambassade attendent, la peur au ventre, de voir si le premier convoi arrive bien à destination ; craignant pour leurs précieux butins.
Durant le transfert, vers la Thaïlande, certains évoquent les conditions dans lesquelles les réfugiés Khmers ont été livrés aux Khmers rouges, d’autres parlent de dénonciation. Effectivement, des Français avaient remarqué que les notables, notamment Ung Boun Hor, la princesse Man Manivanh Phavnivong, le Prince Sirik Matak et ses nièces, étaient arrivés à l’ambassade avec d’énormes valises, pleines de bijoux, d’or et de dollars. Alors, la meilleure façon de récupérer cette fortune inespérée (environ 1 million de dollars) a été de les faire arrêter.
Ainsi, l’action avait été préméditée, dans l'unique objectif de voler ces malheureux réfugiés ! Et le Quai d'Orsay n'a pas cherché à les sauver, bien au contraire !
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Ce même jour, 30 avril 1975, Saïgon tombe aux mains des Viêt-Congs. L’Armée américaine est vaincue, celle de Lon Nol également. C'est la fin de l’Indochine !
Le 2 mai, vers le milieu de l’après-midi, le premier convoi arrive au poste frontalier de Poïpet. La zone est déserte, entourée de barbelés, de croisillons antichars, de sacs de sable. Quelques baraquements démantelés servent de cantonnement. Deux ponts métalliques enjambent un ruisseau et matérialisent la frontière avec la Thaïlande. Une ancienne voie de chemin de fer traverse le premier pont. Nos véhicules s’arrêtent à quelques dizaines de mètres du second, où les Khmers rouges ordonnent le début du contrôle.
Immédiatement, une immense pagaille s’installe et chacun peut se rendre jusqu’au pont, où les gardes, débordés, laissent passer tout le monde.
Sur l’autre berge, une foule prévenue de notre arrivée, armée d’appareils photo et de caméras, s’agite dans une ambiance euphorique. Des ambulances, des voitures, des cars, des tentes, un dispositif sanitaire de la Croix-Rouge, matérialisent le service d’accueil.
À l’extrémité du pont, les gardes frontaliers thaïlandais attendent pour le pointage des évacués, et la vérification stricte des documents. Ils démasquent les illégaux, leur interdisant l’asile à grands cris et gesticulations. Alertés par tant de bruit, les Khmers rouges réagissent, accourent kalachnikov aux poings, et saisissent les clandestins pour les ramener vers la zone de cantonnement. Un silence de mort flotte dans nos rangs. Alors que de l’autre côté du ruisseau, journalistes, officiels de tout pays et le personnel des organisations humanitaires, manifestent leur enthousiasme sans vraiment comprendre la situation.
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Le 6 mai, la deuxième évacuation vers la Thaïlande prend la route, à bord des camions, les expulseurs et les pilleurs peuvent quitter le pays sans crainte !