Créer un site internet

Brève histoire de l'ignominie (17 avril - 6 mai 1975)

Mes tourments !

Chaque année, le mois d'avril me tourmente !

J'ai besoin d'en parler !

J'ai besoin de me confier à mes amis !

Car nos vies auraient probablement été bien différentes, si la France avait voulu nous protéger !

Il y a 49 ans, mon épouse fut livrée aux Khmers rouges le 20 avril 1975, ainsi que 1300 Khmers innocents, dont leur seul crime fut de croire en la protection de la France.

 

Le mois précédent la chute de Phnom Penh :

En mars 1975, les Khmers Rouges renforcent leur domination. Le Mékong et ses voies fluviales sont coupés, les voies terrestres bloquées, Phnom Penh est encerclée. Seul un pont aérien improvisé empêche l’asphyxie complète de la capitale. Mais l’aéroport de Pochentong, quotidiennement sous les tirs de roquettes, devient vite inutilisable. Le piège se referme.

Parmi le dernier flot de réfugiés refluant vers la capitale, les soldats de Lon Nol, désemparés, reviennent en traînant derrière eux, femmes et enfants, sur des bicyclettes encombrées de casseroles, d’ustensiles domestiques. Depuis longtemps, les défenseurs de la ville ont perdu tout esprit combatif. Ils se battent à la petite semaine, sans aucune conviction ni aucun plan, gonflant les rangs des trois millions de personnes qui se sont réfugiées dans Phnom Penh, soit la moitié de la population du pays.

----

Le lundi 17 mars 1975, Albert Pavec, l'avant dernier "Chargé d'affaires" à l'ambassade de France, fuit le pays dès que les premières roquettes tombent sur la ville ; il déserte, en abandonnant tout le personnel du consulat.

Nota : Depuis le coup d'État du 18 mars 1970, la France avait rompu toutes ses relations diplomatiques avec le Cambodge, et ne maintenait en place qu’une représentation consulaire réduite. Seuls deux gendarmes, un officier télégraphiste et quelques employés sont restés pour rédiger les actes administratifs ; sous la férule d’un "chargé d’affaires" chef de la mission diplomatique. 

----

Le 26 mars 1975, des roquettes tombent dans un lycée de la ville, faisant de nombreuses victimes. Le jour même, tous les établissements scolaires sont fermés. Puis, la situation de Phnom Penh empire. Les tirs de roquettes redoublent d’intensité, leurs sifflements infernaux continuent deux jours et deux nuits durant. À chaque coup de boutoir, à chaque nouvelle hécatombe, à chaque destruction provoquée par les roquettes de 122 mm, les citadins ressentent un immense désespoir. 

----

Le 1er avril 1975, Lon Nol démissionne et s’enfuit avec sa famille aux États-Unis, précédés par d’autres membres du gouvernement, dont le général Sosthène Fernandez qui a fui les jours précédents, abandonnant le peuple à son triste sort. Certes, ils ont de bonnes raisons, ils craignent pour leur vie et celles de leurs familles, puisque leurs noms figurent sur la "liste noire". Liste établie par Norodom Sihanouk désignant les sept traites à faire disparaître : Lon Nol, Sirik Matak, Son Ngoc Thanh, Cheng Heng, In Tam, Long Boret et Sosthène Fernandez.

----

Le 12 avril 1975, comme chaque matin au lever du jour, les tirs de la nuit stoppent pour une trêve de quelques heures. Depuis quatre jours, la ville est encerclée. Les quelques denrées qui entrent dans la capitale sont dérobées, ou vendues à prix d’or, ce qui accentue la détresse des pauvres gens.

Ce même jour, une douzaine d'hélicoptères, Sikorsky MH-53, hérissés d’armes à feu, passe au ras des toits, puis plonge vers le centre de Phnom Penh. Cette audacieuse opération, baptisée "Eagle Pull", ne vient pas sauver les habitants de Phnom Penh. Oh que non ! Les Américains se précipitent pour sauver les leurs. Uniquement les leurs !!! 

----

À partir de ce jour, les Khmers rouges resserrent leur étau ; bombardant Phnom Penh jour et nuit, criblant le ciel des stries de leurs balles traçantes, tuant des innocents sous une pluie de roquettes.

----

Dans la nuit du 16 au 17 avril 1975, la fréquence des tirs redouble. Au hasard, sur la population pour saper le moral, les explosions se font de plus en plus violentes, plus proches.

----

Le 17 avril 1975 au matin, les Khmers rouges prennent Phnom Penh.

Les habitants sortent de chez eux pour acclamer les Khmers rouges, qui les délivrent du gouvernement de Lon Nol. Après cinq années consécutives de combats acharnés, causant des pertes massives en vies humaines, la destruction de l’économie et la famine... Ainsi, le Cambodge va pouvoir renaître sous une république où l’égalité pour tous serait la devise.

Les soldats tout vêtus de noir, arborant un Krama à damier rouge et blanc, symbole de leur identité, ne prêtent aucune attention à l’accueil enflammé de la foule. Ces groupes silencieux et ordonnés remontent les rues, en file indienne, la Kalachnikov en bandoulière, grenades sur la poitrine, visage fermé, sans un mot, sans un sourire. Ils sont épuisés, affamés. Cette marée noire submerge la ville et, rapidement, elle occupe tous les ronds-points, tous les carrefours, arrête et fouille chaque véhicule. Puis soudainement, les hurlements des haut-parleurs redoublent.

Les soldats en noir frappent aux portes en criant : « les Américains vont bombarder la ville. Partir tout de suite. Ne rien emporter, ne rien fermer, nous veillons. L’Angkar veille ! ». Et sur les ondes, Radio Phnom Penh, la voix des révolutionnaires se fait menaçante : "Nous ordonnons à tous les ministres et tous les généraux de se rendre immédiatement au ministère de l’information pour organiser le pays. Vive les forces armées populaires. Vive la révolution !".

Les quelques hommes de bonne volonté qui répondent à l’appel sont emmenés au stade olympique. Là, piégés, ils sont exécutés.

----

Ce jour-là, personne n’a vraiment conscience que le pire est à venir. Puis la liesse populaire fait place à l’étonnement, à la consternation, enfin à l’angoisse. 

Des milliers de personnes s’entassent dans les rues, ne sachant que faire. D’autres, par centaines, ainsi que les Occidentaux encore présents dans le pays, se dirigent vers l’ambassade de France, dernière et unique représentation diplomatique restée ouverte, dernier espoir de refuge.

Quant aux autres, tel un tsunami de trois millions de personnes, ils submergent les avenues. Cette marée humaine, silencieuse, apeurée, passe devant l’ambassade de France en direction des provinces du Nord-ouest. L’hôpital Calmette et les cliniques sont évacués. Le personnel médical, les patients invalides, les malades et les blessés, sont jetés dehors, sans ménagement. Des infirmières, des médecins, attelés à des tables à pansements, à des lits roulants, traînent les malades, dont certains ont encore le flacon de plasma se balançant au-dessus de leur tête. Les valides aident les plus faibles, et les invalides sont traînés, misérablement.

Alors commence le plus terrible des exodes ! Sous une chaleur torride, caniculaire, épuisés et mourant de faim et de soif, ils sont nombreux à périr sur la route. 

De leur côté, les autorités thaïlandaises s’empressent de fermer la frontière avec le Cambodge, et refoulent massivement les personnes qui la franchissent. Le piège se referme sur le peuple Khmer. 

----

Au sein de l'ambassade de France (17 avril - 6 mai 1975).

Le 17 avril, vers 15 heures, à l’instant même où mon épouse, Tiane, essaie de pénétrer dans l’ambassade, alors que je suis resté en arrière pour porter assistance, les deux gendarmes de l’ambassade fermèrent le portail et refoulent les Khmers venant demander l’aide et l’assistance de la France. 

Très vite, c'est la panique. Les familles, affolées, abandonnent leurs véhicules, jettent leurs bagages, puis escaladent les grilles de l’ambassade. Sans que les gendarmes ne puissent contenir cet assaut désespéré. Mon épouse a pu se faufiler, je suis rassuré.

D’autres repartent, résignées, accablées, incrédules, face à l’attitude des Français. Parmi eux, le Prince Sisowath Monireth, Officier saint-cyrien de la plus prestigieuse École Militaire de l’armée de terre française, ancien combattant de 1939, ex-légionnaire, chevalier de la Légion d’honneur. Il se dirige vers l’ambassade pour solliciter de l’aide, attend désespérément devant le portail, puis fait face à des Français goguenards à l'abri derrière les grilles, et repart à pas lents, sous les regards impassibles des membres du consulat.

Dans les heures qui suivent, seuls les Occidentaux sont autorisés à envahir les lieux. “Envahir”, le mot est faible.

L’ambassade de France se transforme progressivement en camp international. Accueillant les responsables de l’ONU, les diplomates de tout pays, les correspondants de la presse internationale, les expatriés français… En quelques heures, ils sont plusieurs milliers, entassés, partout, dans le jardin, sous les arbres, dans les couloirs des bâtiments…

Des centaines de Khmers, dont plusieurs responsables du régime venant de tomber, ont réussi à s’y réfugier. Ils nourrissent l’illusion d’une protection. Ils vivent leurs derniers instants de liberté, mais ils ne le savent pas encore.

----

Durant les nuits du 17 et 18 avril, mon épouse, Tiane, passe une grande partie du temps à discuter avec les dignitaires réfugiés dans l’ambassade : Ung Boun Hor, la princesse Man Manivanh Phavnivong, et plusieurs membres de la branche royale Sisowath, et d'autres qui avaient réussi à pénétrer.

Elle les connait tous, pour les avoir fréquentés lors des grandes cérémonies annuelles, lorsqu’elle partageait, avec ses parents, les places d’honneur réservées aux membres du gouvernement et notables. Assis à ses côtés, je l’observe, j'admire sa capacité à soutenir et encourager les plus désespérés.

À l’aube du 19 avril, une personne qui m’est inconnue vient enregistrer les noms des notables répartis dans l'ambassade. Cela m’intrigue, surtout quand celui de Tiane est ajouté. 

À qui cette liste est-elle destinée et pourquoi !?

----

Puis, les relations avec les Khmers rouges s’enveniment. Jean Dyrac, le nouveau « chargé d’affaires », arrivé fin mars, est sommé de livrer tous les anciens membres du gouvernement de Lon Nol, ainsi que tous les notables khmers, n’ayant pas la double nationalité, qui figurent sur liste ! 

Elle sert donc à cela cette ignoble liste! À identifier ceux qui doivent être livrés aux Khmers rouges !

Alors un marchandage odieux commence entre Jean Dirac et les révolutionnaires, sous l'égide du Quai d’Orsay ! 

----

Jean Dyrac, parachuté sans aucune connaissance du pays, est persuadé, à tort, que les Khmers rouges vont investir l'ambassade. De plus, il est influencé par un dénommé François Bizot, qui vient juste d'entrée dans l'ambassade. Bizot, qui parle un peu la langue khmère, s’impose dès les premières heures comme interprète ; prenant l’ascendant sur Dyrac, devenant son assistant particulier et se chargeant des relations avec les Khmers Rouges. À partir de cet instant, tout dérape !

Immédiatement, la demande d’expulsion se répand comme une traînée de poudre. C'est la panique la plus totale. Chacun veut profiter des quelques heures avant l’ultimatum pour trouver une solution qui, pour sa femme, son fils, son mari…

Je suis atterré, je cherche à comprendre ce qui se passe.

Qui a donné l’ordre d’établir la liste des personnalités réfugiées dans l’ambassade ? Et, surtout, qui a décider de la transmettre aux Khmers Rouges ? dis-je à haute voix lorsque Dyrac arrive à ma hauteur.

J'insiste et lui demande d'établir un passeport français pour mon épouse, puisque nous sommes mariés et que nous avons les documents le certifiant.

Sans me répondre, il me tourne le dos et s’en va.

À l’évocation de notre mariage si récent, merveilleuse promesse de joie profonde et durable, le joli visage de Tiane s’obscurcit, se fige… puis, elle murmure : "Nous ne sommes mariés que depuis deux mois. Ma provision de bonheur n’est pas bien lourde pour affronter ce qui m’attend…"

Ses mots admirables, d’une tristesse inouïe, m’accablent au plus haut point ; ma gorge se noue, mon regard s’embrume… une rage violente me submerge. Comme un fou, je cours vers Dyrac et le rattrape. Désemparé, je le force à s’arrêter en l’agrippant par le bras. J’insiste, le supplie même. Mais il refuse de m’écouter, et réussit à s’échapper en se précipitant vers le consulat. 

Je sais que les documents officiels, qui prouvent notre mariage, ne seront pas acceptés par les Khmers Rouges. Seul un passeport français permettrait à Tiane de partir avec moi.

Pourtant, dans la nuit, Jean Dyrac et quelques personnes fabriquent de vrais-faux passeports pour ceux qui, parmi les Khmers, sont susceptibles d’en posséder. Je garde l’espoir que l’un de ces précieux sésames me soit remis. Mais rien, pas même un regard, pas même une excuse…

En fait, principalement aux compagnes, aux compagnons, aux copains des expatriés de longue date. Ils se connaissent tous, et se moquent bien des Khmers présents dans l'ambassade. 

Lorsque je questionne Jean Dyrac sur les passeports non utilisés, alors qu’une centaine de ces précieux documents, restés vierges, se trouvent encore dans l’armoire forte du consulat, il est incapable de me répondre, il marmonne une explication confuse que personne ne comprend.

Les passeports ont été réalisés uniquement pour les copains. 

------

Après de nombreux échanges de messages, l’incroyable réponse du Quai d'Orsay, d’une froideur administrative, tombe :

Paris, le 19  avril 1975.

Objet  : asile politique.

Vous voudrez bien établir la liste nominative des ressortissants cambodgiens qui se trouvent dans les locaux de l’ambassade, afin d’être prêt à communiquer cette liste à l’expiration du délai qui vous est fixé.

Le dernier message est signé "Courcel", autrement dit, Geoffroy Chodron de Courcel, secrétaire général du ministère. Pourtant, ils furent nombreux à signer les précédents messages : François de Laboulaye, Henri Bolle, Claude Martin, tous sous la coupe d’un certain Henri Froment-Meurice qui détestait le Cambodge, et manigançait en secret.

-----

Alors que plusieurs unités d’hélicoptères, de la « Royal Air Force », stationnées à Singapour, sont prêtes à intervenir pour sécuriser l'ambassade et évacuer toutes les personnes !!! Ce que me confirme le Chef d'État-major des armées, le général François Maurin, avec qui j'étais en liaison télégraphique par l'intermédiaire du local radio de l'ambassade. Il tente de convaincre le gouvernement en faisant pression notamment sur Jean Sauvagnargues, ministre des affaires étrangères, en vain (ce qui valut au général François Maurin d'être limogé, les semaines suivantes).

----

Le 20 avril, au matin, le temps semble s’être arrêté. Au-dehors, les Khmers rouges s’impatientent. La nervosité est palpable des deux côtés. Les deux gendarmes ouvrent le portail. Les noms des notables sont appelés à plusieurs reprises, mais ils refusent d'obéir, puis ils acceptent, à contrecœur.

Tiane se blottit contre moi, refusant de les rejoindre. Son nom est appelé à plusieurs reprises, je sens sa main m’échapper…

J’essaie de capter les dernières secondes de sa présence. Elle se lève, s’avance vers eux, se retourne en m’adressant un baiser soufflé du creux de sa main, crie mon prénom à plusieurs reprises, puis se fond parmi les autres.

Au moment de partir, il y a un mouvement de recul, beaucoup refusent d’avancer. Tandis que le Prince Sisowath Sirik Matak s’avance, seul, digne. Il franchit le portail et monte dans la jeep qui l’attendait. Puis, sous le contrôle de Jean Dyrac et de ses collaborateurs, le groupe, la peur au ventre, se dirige d’un pas lent vers la sortie. Les deux gendarmes veillent à la bonne marche de l’opération ; poussant les hésitants, empoignant les récalcitrants, expulsant brutalement : la princesse Manivann, sa fille, son gendre et ses petits-enfants, le ministre de la Santé (Loeung Nal), le président de l'Assemblée nationale (Ung Boun Hor) ; et Tïane, mon épouse. 

Jean Dyrac ne bronche pas. Il est comme tétanisé, incapable de prendre la moindre décision, alors que tous le supplient de faire quelque chose...

Ils montent à bord des véhicules. Le visage de Tiane apparait une dernière fois, triste, grave, puis disparait lorsque les camions s'éloignent du portail. 

La mort les attend, ils le savent !

Les expulsés sont exécutés quelques heures seulement après leur sortie de l’ambassade, dans le petit jardin situé à l’entrée principale du marché central. Les anciens dirigeants supplient les Khmers rouges de les laisser en vie, mais en vain. Ils doivent creuser eux-mêmes leur tombe, une fosse de quatre mètres de long, sur deux de large, et un mètre de profondeur. Puis, ils sont massacrés à coups de pelle, avec celles qu’ils ont utilisées pour excaver leur tombeau.

Dans la soirée, les Khmers Rouges, postés à l’extérieur, sont informés, par une personne de l'ambassade, qu’il y a encore quelques personnalités khmères présentes. Dès lors les Khmers rouges exigent que tous les Khmers, n'ayant pas de doubles nationalités, soient livrés.

----

Le 22 avril au matin, cédant aux dernières exigences des Khmers rouges, Jean Dyrac s’exécute et organise une seconde vague, de son propre chef, influencé par plusieurs expats français. Ainsi, la France expulse plusieurs centaines de personnes (1297 pour être exact).

Ils se regroupent devant les bâtiments du consulat, sur deux colonnes, bagages à la main. En procession, ils avancent vers le portail. Les hommes s’efforcent de sourire, les femmes pleurent, les enfants crient. Quelques personnes se joignent au cortège, deux Français, un Italien, un Suisse, un Laotien et un Thaïlandais, qui auraient pu rester, mais qui ne veulent pas abandonner leur femme, leur enfant, ou leur père… 

L’ambassade de France, qui était pour eux un refuge, un lieu d’espérance, est devenue un piège immonde. 

Comment peut-on livrer ces gens, ces enfants sans défense 

Quelles seront leurs chances de survie ? Aucune !

Après leur départ, certains Français se livrent au pillage des richesses et de l'argent abandonnés par les expulsés. Dans un coin, du consulat, Jean Dyrac qui, dépassé par les événements, pleure comme un enfant, la tête appuyée sur le montant d’une porte, et répète : « Nous ne sommes plus des hommes ! ». Certes, il peut se morfondre de son obéissance aveugle...

----

Dans l’ambassade, il ne reste, désormais, qu’un peu plus d’un millier de réfugiés, dont environ sept cents ressortissants français. Les autres possèdent des passeports étrangers représentant une bonne vingtaine de nationalités.

Puis les conditions de vie deviennent difficiles, l’eau potable manque, les vivres aussi. Une odeur nauséabonde se dégage des sanitaires saturés. La tension est palpable, et des querelles éclatent pour des peccadilles. Des clans se forment, se regroupent en différents coins de l’ambassade : là les Russes, qui ne partagent point, ici les Allemands de l’Est, assez généreux ; ou encore les Français, grandes gueules, égoïstes, exigeants et odieux.

Il y a comme un relent colonial assez surprenant, consternant même.

Partout, ce n’est que pleurnicheries, lamentations : « Oh, mon Dieu ! Qu’allons-nous devenir ! ». De telles jérémiades ne surprenaient pas. Ces Français vivaient dans un pays, dont les gens étaient enfoncés dans le malheur et la mort jusqu’au cou, mais geignaient sur leur sort. C’est à se demander s’ils étaient conscients des drames qui se jouaient à l’extérieur !

L’instinct primaire refait surface : agressivité, jalousie, délation. Beaucoup montrent leur véritable nature. Mais les plus vils d’entre eux ont obtenu l’essentiel : faux passeport, antiquités abandonnées dans les locaux, argenterie de l’ambassade… et les richesses abandonnées des Khmers expulsés.

----

27 avril 1975, les Khmers rouges informent que les étrangers présents dans l'ambassade seront évacués vers la Thaïlande, en deux convois. Le premier départ est planifié pour le 30 avril, le second pour le 6 mai. Pendant trois jours, dans une ambiance apocalyptique, chacun se prépare à partir, mais beaucoup refusent d'embarquer dans le premier convoi ! 

L’inquiétude sur la destination finale grandit d’heure en heure. L’évacuation par camions, alors que Jean Dyrac négocie le départ par voies aériennes, jette un trouble immense parmi les réfugiés. Tandis que plusieurs unités d’hélicoptères de la « Royal Air Force », toujours stationnées à Singapour, sont prêtes à décoller, afin de porter secours en atterrissant directement dans l'ambassade et évacuer toutes les personnes.

Mais le Quai d'Orsay refuse encore cette possibilité ! Pourquoi ?

----

Le 30 avril 1975, dès l’aube, les listes nominatives et les passeports des évacués sont remis aux révolutionnaires. Il y a cinq cents personnes environ. Ce premier convoi a quelque chose d’étrange. Il est composé exclusivement de femmes avec leurs enfants, et de quelques volontaires. Ceux qui ont pillé et expulsé les Khmers de l'ambassade attendent, la peur au ventre, de voir si le premier convoi arrive bien à destination ; craignant pour leurs précieux butins.

Durant le transfert, vers la Thaïlande, certains évoquent les conditions dans lesquelles les réfugiés Khmers ont été livrés aux Khmers rouges, d’autres parlent de dénonciation. Effectivement, des Français avaient remarqué que les notables, notamment Ung Boun Hor, la princesse Man Manivanh Phavnivong, le Prince Sirik Matak et ses nièces, étaient arrivés à l’ambassade avec d’énormes valises, pleines de bijoux, d’or et de dollars. Alors, la meilleure façon de récupérer cette fortune inespérée (environ 1 million de dollars) a été de les faire arrêter.

Ainsi, l’action avait été préméditée, dans l'unique objectif de voler ces malheureux réfugiés ! Et le Quai d'Orsay n'a pas cherché à les sauver, bien au contraire !

----

Ce même jour, 30 avril 1975, Saïgon tombe aux mains des Viêt-Congs. L’Armée américaine est vaincue, celle de Lon Nol également. C'est la fin de l’Indochine !

Le 2 mai, vers le milieu de l’après-midi, le premier convoi arrive au poste frontalier de Poïpet. La zone est déserte, entourée de barbelés, de croisillons antichars, de sacs de sable. Quelques baraquements démantelés servent de cantonnement. Deux ponts métalliques enjambent un ruisseau et matérialisent la frontière avec la Thaïlande. Une ancienne voie de chemin de fer traverse le premier pont. Nos véhicules s’arrêtent à quelques dizaines de mètres du second, où les Khmers rouges ordonnent le début du contrôle.

Immédiatement, une immense pagaille s’installe et chacun peut se rendre jusqu’au pont, où les gardes, débordés, laissent passer tout le monde.

Sur l’autre berge, une foule prévenue de notre arrivée, armée d’appareils photo et de caméras, s’agite dans une ambiance euphorique. Des ambulances, des voitures, des cars, des tentes, un dispositif sanitaire de la Croix-Rouge, matérialisent le service d’accueil.

À l’extrémité du pont, les gardes frontaliers thaïlandais attendent pour le pointage des évacués, et la vérification stricte des documents. Ils démasquent les illégaux, leur interdisant l’asile à grands cris et gesticulations. Alertés par tant de bruit, les Khmers rouges réagissent, accourent kalachnikov aux poings, et saisissent les clandestins pour les ramener vers la zone de cantonnement. Un silence de mort flotte dans nos rangs. Alors que de l’autre côté du ruisseau, journalistes, officiels de tout pays et le personnel des organisations humanitaires, manifestent leur enthousiasme sans vraiment comprendre la situation.

----

Le 6 mai, la deuxième évacuation vers la Thaïlande prend la route, à bord des camions, les expulseurs et les pilleurs peuvent quitter le pays sans crainte !

Mascarade & simulacre de procès :

L'expulsion des 1300 Khmers est un crime contre l'humanité, ce que la France refuse toujours de reconnaître, même après deux procès à la demande de Madame Billon Ung-Boun-Hor. Le premier procès a débuté en 1999, le second en 2010. 

Comme toujours, les politiciens se sont arrangés avec la réalité. Dès le début du procès, je sus que les poursuites seraient compliquées : la compétence de la France, pour enquêter sur des faits anciens au Cambodge, se fondait sur d’éventuels actes de torture, ou des exécutions.

Or, il fut impossible de savoir ce qu’il était advenu de Ung Boun Hor et de tous les autres. Et sur ce point encore, l’enquête se heurtait à un ensemble d’obstacles, d’impossibilités, de mensonges, d’alibis, qui, pour moi, révélaient l’action continue et toute-puissante d’une autorité sans limites.

Mais ce n’était pas le vrai problème.

Pour moi, la vraie question était : La France a-t-elle livré, ou non, des Khmers aux Khmers Rouges ? La réponse est OUI !

Mais ce sujet fut éludé au fil des jours. Et sur la dizaine de témoins directs, seuls l’ex-journaliste de l’AFP Claude Juvénal et moi-même avons affirmé, devant les enquêteurs, que Ung Boun et les autres avaient été livrés aux Khmers Rouges sous la contrainte. 

François Bizot et le révérend père Ponchaud sont restés très évasifs : "Les gendarmes sont allés vers lui (Ung Boun Hor) pour répondre à un moment de détresse et l’aider à faire face à cette situation qui le dépassait", a dit François Bizot aux enquêteurs.

Effectivement, « l’empoigner pour l’évacuer de force » peut s’interpréter comme cela.

D’autres, dont Jean Dyrac, ont continué à affirmer que les Khmers avaient quitté l’ambassade de leur plein gré. D’ailleurs, François Bizot, dans son récit « Le Portail », a eu beaucoup de difficultés à décrire l’expulsion des réfugiés, arrangeant l’histoire à sa façon. Il prit le soin de décrire les scènes dans un ordre si particulier, que seuls les vrais témoins peuvent déceler les non-dits et les contre-vérités.

Pourtant, Pierre Gouillon, l’un des deux gendarmes qui avaient expulsé les réfugiés, a fini par admettre : Je n’étais qu’un simple exécutant. Ils ne voulaient pas y aller, il faut être franc. Ils se sont débattus, on les a poussés. De toute façon, les Khmers rouges les auraient chargés de force.

N'oublions pas que François Bizot et le révérend père Ponchaud reçurent la Légion d'honneur, et d'autres médailles, pour avoir témoigné en faveur de la France, et passé sous silence la responsabilité du Quai d'Orsay.

Témoignage de Kroussar :

Pour ceux qui souhaitent comprendre l'histoire méconnue du Royaume, découvrir les preuves de l'implication des Occidentaux et connaître tous les détails, vous trouverez :  Mon récit GRATUIT  - Cambodge-La longue quête "ICI".

Ce roman nous plonge au cœur de secrets bien gardés et cachés depuis très longtemps par les États Occidentaux, ceux-là même qui provoquèrent un chaos de trente années au Royaume du sourire.

Selon les lecteurs : "Plus qu'un roman, c'est d'abord un témoignage bouleversant, une histoire d'amour, un récit qui surprend par la force qu'il porte, et lève le voile sur la honteuse géopolitique occidentale".

Très cordialement et amicalement, Jean-Claude dit Kroussar.

PS : vous pouvez également accéder aux Brèves histoires sur le Cambodge : Première guerre civile 1968-1975  & Seconde guerre civile 1979-1998.